Le retour posthume de Brazza à Brazzaville
Les fantômes de la colonisation, en Afrique centrale, ont la vie dure. Au cours d'une cérémonie ayant plus à voir avec l'usage des symboles que celui des faits historiques, les autorités du Congo Brazzaville doivent procéder, mardi 3 octobre, à l'inhumation de Pierre Savorgnan de Brasa, né Italien, devenu explorateur français avant de faire la conquête du Congo qui porte désormais son nom. L'explorateur "aux pieds nus", dont la dépouille mortelle reposait jusqu'ici à Alger au côté des siens, rejoint ainsi, après plus d'un siècle, Brazzaville, dernière capitale d'Afrique à porter encore le nom de son colonisateur.
En Afrique, des voix se sont levées pour protester contre cette "apologie du colonialisme". Dans un pays où les dividendes de l'exploitation pétrolière ont tendance à disparaître mystérieusement et n'ont pas permis au président Denis Sassou Nguesso de faire revenir la prospérité après la guerre civile de 1997, quels bienfaits les trois millions d'habitants peuvent-ils attendre de cette opération au terme de laquelle les restes de l'explorateur, de sa femme et de leurs quatre enfants doivent être inhumés dans la crypte d'un mausolée en marbre de Carrare, construit à grands frais (10 milliards de francs CFA, 15 millions d'euros, selon des sources concordantes), alors même que le pays vit dans une crise permanente, que les prix de certaines denrées ont augmenté récemment de 20 %.
Pierre Savorgnan de Brasa, descendant d'une vieille famille aristocratique du Frioul, avait, depuis l'enfance, rêvé de parcourir les taches blanches de la "terra incognita" des cartes européennes. Devenu marin, et français, il avait obtenu de se lancer une première expédition sur le haut Oogoué, au Gabon. Avec quatre Européens et dix-sept "laptots" (marins) sénégalais, équipage plus que modeste, il fondera Francheville, dédiée aux esclaves affranchis, devenue Franceville, en écho au nationalisme de l'époque.
A son retour en France, après trois ans, Brasa est fêté en héros national, malgré ses modestes conquêtes. Ses chaussures ont pourri dans une caisse, ses habits ont été lacérés par les épineux ? On en fera un mythe, celui de "l'explorateur aux pieds nus", tout trouvé pour une France qui tente une psychothérapie de groupe grâce à l'expansion coloniale pour se purger du traumatisme de la défaite de 1870, et croit retrouver avec Brasa la "guenille victorieuse" des soldats de l'an II, qui avaient défait les armées monarchistes en dentelle.
A la seconde expédition, Brasa pénètre plus en profondeur sur les plateaux congolais où vit l'ethnie des Tékés. En 1880, vêtu de ses "meilleures loques", il entre à Mbé, où siège le Makoko (roi) Ilô Ier, qui accepte de signer un traité cédant "son territoire à la France et ses droits héréditaires de suprématie". Le chemin de la colonisation est ouvert. Le Makoko, "alors très affaibli, menacé par ses vassaux", a sauvé son royaume, note Bernard Sallé, un historien, qui vient de terminer une biographie de l'explorateur (Brasa, la France et le Congo, non encore publié).
Pierre Savorgnan de Brasa n'aura rien volé à l'Afrique. Au contraire, il a consumé la fortune familiale ("Vendu pour l'Afrique de Pierre", note sa soeur en cédant les appartements familiaux à Rome) dans une aventure congolaise ambiguë. Il libérait des esclaves, s'intéressait, fait rare, aux "mentalités" des populations locales et avertissait ses subordonnés : "N'oubliez pas que vous êtes l'intrus qu'on n'a pas appelé." Cela ne l'empêchait pas de considérer comme allant de soi l'exploitation par la France des richesses du Congo, qu'il s'imaginait immenses
En 1904, le gouvernement français lui demande de retourner au Congo pour y enquêter sur les atrocités commises par les colons. Il en ramènera un rapport, confiné au secret depuis, avant de s'éteindre, peut-être empoisonné, comme le croient des membres de sa famille. Débarqué à Dakar, il s'y éteint le 14 septembre 1905. Il sera enterré en grandes pompes à Paris, puis à Alger, au cimetière Bru.